Fiction

Guerre et Pots

Illustration par Marie-Sophie Wilhelm

Episode I

« OOuuuuiiiink…TSCHI ! OuUUUiiiinkTSCHIIIIIIIII !!!!!!!

-Un peu de patience, j’ai presque fini… »

QUI était le crétin qui avait décrété que les dragons devaient avoir des écailles, hein ? Chaque interstice n’était qu’un vrai foyer à microbes et à champignons ! Alors pour appliquer un cataplasme dans chacun d’entre eux, Cynara Des Astres pouvait se lever de bonne heure…

La peau du dragon fiévreux (c’est-à-dire dont la température de la queue dépassait les 200°C) faisait buller la préparation sous les doigts déjà calcinés de la potarde[1].

« Je t’avais pourtant dit et REdit de toujours bien te brosser les écailles avant d’aller te coucher !

-Ooouuuuunk…

-J’espère que cette bave de poisson rouge marchera aussi bien sur toi que sur le canard du bourreau…Bon, bouge pas, quelqu’un attend devant dans la boutique, je le sers et je t’enlève le cataplasme juste après !

-Grounk ! »

Cynara sortit de sa cabane érigée tant bien que mal face à ladite boutique en jetant, comme toujours, un regard furtif sur son enseigne encore toute rutilante : Remèdes Des Astres. Le tout en lettres vert émeraude, peint avec sa sueur, pyrogravé par le souffle asthénique de son dragon et illuminé la nuit par des lucioles !

Devant la porte de la boutique l’attendait déjà une sorte de colosse tout de cuir habillé, un burin encore à la main. Un des coudes, dénudé, dégouttait de sang.

« Maître Gossypol ! Rentrez donc, il ne faut pas que vous restiez comme ça !

-Gossypol pas bobo. Par contre toi blanc comme farine.

-C’est que…moi et le sang… pas pour rien que je suis Potard…

-Pas pour rien que moi aller chez barbier après pour recoudre barbaque. Moi ici pour ma femme.

-Votre épouse ? répondit-elle les yeux rivés sur le coude sanguinolant. Que lui arrive-t-il ?

-Rien, veut juste poudre qui fait lever gâteaux.

-Ah, je vois… voilà un sac pour vous. Je peux faire autre chose pour vous ?

-Si toi pas vouloir me recoudre, alors non. »

Cynara donna le sac de bicarbonate de sodium, Gossypol le forgeron (car il était forgeron) paya et partit d’un pas aussi pesant que son enclume.

Voilà maintenant presque quatre mois qu’elle et Celsius (son dragon) s’étaient installés dans ce village de vikings, en espérant révolutionner la médecine de ce peuple réputé brutal et sanguinaire (surtout à l’infirmerie). Elle avait employé les grands moyens : vente de pains d’épices aux propriétés aphrodisiaques, de fils dentaires en or, de moufles en poils de fruits d’églantier… mais il n’y avait rien à faire, les traditions étaient ancrées dans ce village aussi solidement qu’une tique sur sa proie. Elle pouvait encore s’estimer heureuse d’avoir eu ne serait-ce que ce client de la journée.

Le soleil se couchait, il était temps d’abaisser le rideau en cotte de maille sur la devanture de la boutique. Avant de sortir, Cynara ne prit même pas la peine de compter les pièces d’or dans sa caisse, pour deux raisons.

 La première : le forgeron était le seul client de la journée et de la semaine.

La seconde : un potard incapable de fabriquer de l’or à partir de morve de criquet n’était pas un potard.

Mais quand même ! Comment faire comprendre à ces vikings qu’il existait d’autres moyens de soigner un rhume que d’amputer le nez ?

Pour un peu elle commençait à oublier Celsius et son satané cataplasme ; ce n’est qu’en s’approchant de la porte de sa cabane que l’odeur de pâte argileuse brûlée le lui rappela.

Le dragon s’échinait déjà à gratter les morceaux de mixture carbonisés du bout des griffes, les naseaux fumants (mais cette fois-ci d’impatience). Au moins le chauffage était-il un sujet de préoccupation en moins…

« GGrrruuuuimpfffff !!!!!!

-Plus tu t’énerves, plus tu chauffes, plus ça crame.

-Mmpfrrrrrrrr !

-On va décoller ça à la neige carbonique. »

Et tout en frottant, elle se souvint de sa vie, quelques années auparavant…

***

Dans son pays, on la considérait comme une honnête et sympathique fabriquante de confiseries (en patois, on appelait ça une galéniste). Dès son plus jeune âge, faire bouillir du sucre pour y doser pigments et parfums en tous genres était plus qu’une raison d’être, c’était l’entreprise familiale ! Elle avait toujours été destinée à perpétuer cette tradition, et surtout à fonder la plus puissante dynastie de tout le pays : ses parents l’avaient promise à l’arracheur de dents de son village. Quelle meilleure façon de prospérer ? Elle fabriquerait des douceurs, les gens les mangeraient, et l’arracheur de dents n’aurait plus qu’à faire son office (mais l’affaire ne lui fut pas présentée sous cet angle, bien entendu…)

Pendant des années, elle ne s’était guère souciée du moment où elle devrait se marier : jour après jour, elle faisait cuire son sucre, persuadée de répandre le bonheur dans les foyers, et ne s’intéressant alors pas du tout au métier de son fiancé, qu’elle ne connaissait encore que trop peu.  

Jusqu’au jour où la vieille Gargaris, accoucheuse depuis…depuis très très longtemps, lui fit la plus grosse commande de toute sa vie : Cynara devait lui fournir cent livres de bonbons au miel. De quoi nourrir tout un colloque d’accoucheuses locales affamées depuis trois mois… Peu importait, finalement ! Tant que la clientèle appréciait son travail, Cynara était heureuse. Mais la semaine suivante, Gargaris revint avec exactement la même demande. Puis la semaine d’après, et encore celle d’après… Alors Cynara osa lui demander : « Pourquoi ?

-Petite Bécasse, connecte tes deux neurones : y a-t-il des gens qui toussent dans le village ?

-Non, je ne crois pas… c’est d’ailleurs étonnant, nous sommes en plein hiver…mais quel est le rapport ?

-Le rapport est devant toi, dans cette boîte à bonbons.

-Me v’là bien avancée…

-Sache, douce ignorante, que le miel adoucit les mœurs des lutins qui grattent la gorge pendant l’hiver : ils se délectent du sucre que nous ingérons, et sont donc trop occupés pour continuer à nous scier les cordes vocales. »

Ces bonbons avaient donc le pouvoir de guérir les gens… Chaque jour, elle faisait donc bien plus que de donner le sourire aux gamins qui sortaient de l’école : elle pouvait donner la santé, ce qui était plus précieux encore !

« Et toutes mes confiseries ont ce pouvoir ?

-Non ma fille, tes autres morceaux de sucre colorés sont tout juste bons à envoyer tes clients se faire trier les dents chez ton futur époux… »

Là-dessus, la vieille tourna les talons en poussant sa brouette de bonbons au miel. Le temps d’une phrase, Cynara était passée de l’euphorie à la perplexité. Quel était le lien entre ses sucreries et son fiancé ?

Pour en avoir le cœur net, après la fermeture de la confiserie, elle courut droit vers le cabinet de l’arracheur de dents. N’osant entrer, elle préféra regarder par la fenêtre.

Et ce qu’elle vit lui gélifia le sang.

D’abord, elle ne voyait que les pieds d’un patient allongé sur une table. Puis Jordgubbe[2], le fameux arracheur de dents, entra dans la pièce.

Et là…

Et là !

Les dents sautaient, les unes après les autres, en gerbes sanguinolentes ; derrière la fenêtre, Cynara n’entendait rien mais voyait les orteils du patient se crisper à en blanchir chaque articulation. [3]

Gargaris disait donc vrai. Elle ne rendait ni le monde meilleur ni les gens plus heureux à coups de sucres d’orge. Et c’est à ce moment précis qu’elle comprit le dessein de sa famille. Une fois mariée, elle serait désormais la complice de scènes telles que celle qu’elle venait de voir. Cela ne pouvait pas être…

Cela ne devait pas être.

Alors, elle profita de la nuit (quel héros ou antihéros déguerpirait à midi pile, franchement ?) pour partir loin, très loin de son village, et n’y remettre les pieds que lorsqu’elle saurait utiliser son art de galéniste pour guérir ses semblables.

Cela faisait maintenant six ans qu’elle n’avait pas revu la cheminée fumante de sa confiserie.

Et pourtant, elle était là, dans ce village de vikings, la tête farcie de connaissances plus ou moins occultes accumulées au cours de son voyage, exécutant à chaque heure du jour et de la nuit des potions de composition complexe qu’elle maîtrisait maintenant à la perfection. Elle espérait vaillamment qu’un jour, quelqu’un vienne lui demander un remède pour redonner la force à un cœur fatigué, le souffle à un poumon endormi ou la clarté à des yeux embrumés… Mais rien.

Vous vous demandez pourquoi, avec tout son savoir, Cynara était coincée là, à détartrer les écailles d’un dragon, au lieu de rentrer chez elle ?

Elle aussi.


[1] On était bien avant l’époque des apothicaires, des pharmaciens et autres sorciers contemporains.

[2] Jordgubbe veut dire fraise en Suédois. Petite devinette : que vous évoque le son « vvvvzzzzzzzzzzzzzz » ?

[3] L’auteure de ces lignes tient à faire une pause dans son récit, afin d’éviter tout malentendu. Elle n’a absolument RIEN contre les dentistes. De nos jours, dans ce monde, ce sont des gens bien. Vraiment.

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