Actualités, Fiction, Le Comprimé

Guerre et Pots

Illustration de Cloée Hareau

Episode VIII

« Bon. On r’commence. Faut d’abord tirer sur la cuisse en lui imprimant une légère rotation vers l’extérieur (tout est dans le poignet, fils !), et c’est que quand t’entends le « CRACK » que tu glisses ton tranchoir dans l’articulation, pas avant ! »

Skron suait à grosses gouttes sous sa cagoule d’apprenti bourreau. Et dire que ce n’était qu’une cuisse de poulet…

Tranchoir glissé, viande massacrée, mais père comblé.

Pourvu qu’on ait le temps de tout ranger avant que Coin ne rentre à la maison, pensait Skron tandis que son père le houspillait pour qu’il éventre un reste de dinde avec plus de conviction.

« Mais pourquoi tu m’dissèques ces viscères en évitant les artères ? Faut qu’ça saigne, Faut qu’ça gicle, faut qu’ça impressionne le public, nom d’un canard !!

-Cette dinde est déjà morte, Papa, et plutôt deux fois qu’une. Il n’y a plus grand-chose à faire saigner…

-Soit t’es idiot, soit t’y mets de la mauvaise volonté. T’es mon fils, donc t’y mets de la mauvaise volonté ! Je n’le tolèr’rai pas ! »

A ce moment-là, un rai de lumière poignarda la pénombre de l’atelier du bourreau, les gonds de la porte grincèrent.

Coin le Canard était rentré à la maison.

« COUIIIN-ouin-ouin-ouin-ouin !! »

La colère du Suédois retomba comme un soufflé.

« Pleure pas, mon canard, tu sais bien q’personne te f’ra jamais ça… Et pis c’étaient pas des canards, promis juré sur le casque de mon père ! Dis, tu boudes ? »

La situation exigeait bien que le bourreau prît dans ses bras le palmipède pour l’emmener loin de cette scène. Skron attendit sagement que la porte se referme pour s’emparer d’une petite trousse qu’il cachait sous son tablier de cuir. Il en extirpa une aiguille et du fil.

Sachant que Coin allait mettre une bonne heure à se calmer, Skron entreprit de recoudre soigneusement les chairs déchirées des carcasses qu’il venait de mettre en pièces, tandis que la morille de Cynara pourrissait lentement dans sa poche…

***

Anagallis avait toujours eu des joies très simples, en somme.

On lui avait prêté bien des vices : les uns le disaient fourbe, les autres cupide… Mais pourquoi vivre besogneux et sage quand on peut vivre comme un roi ? L’argent faisait son bonheur à lui, tant pis pour les autres s’ils ne savaient pas profiter de la vie !

La prison n’avait en rien changé sa vision des choses…ou presque. Evidemment, durant les premiers mois qui suivirent son incarcération, il pouvait encore tuer le temps en dressant les plans imaginaires du parfait mauvais coup, ou de la plus belle évasion du siècle… Mais à mesure que le temps passait, les choses et les gens changeaient de l’autre côté des barreaux de sa cellule. Les lois du marché aussi (qu’il soit noir ou d’une autre couleur, d’ailleurs). Les années s’écoulèrent, et les rouages malhonnêtes de ses cellules grises s’encrassèrent sérieusement.

Puis l’épicier était venu le trouver. 

Il ne fallut que quelques heures à Eggward Licorne pour mettre Anagallis au fait du cours actuel des amanites et autres mycètes. Il lui inculqua au passage les changements survenus au village… puis, de fil en aiguille, lui présenta son problème avec la dernière venue.

« Tout ce qui lui appartient, à cette potarde, même ses machins bizarres qui flottent dans des bocaux d’alcool si ça t’amuse, seront à toi et tu pourras en faire ce que tu veux.

-Au train où vont les choses, le marché des monstruosités peut me rapporter un beau paquet d’or !

-Mais à une condition.

-Tout de même ! J’étais en train de me dire que ton sens des affaires avait pris un coup de vieux !

-Je veux que tu me débarrasses définitivement de cette demoiselle Des Astres. »

Anagallis cessa immédiatement de machouiller son tabac.

« Il y a méprise. Moi, je ne m’occupe que de ce qui peut se vendre ou s’acheter. Je ne tue personne, si c’est ça que tu veux.

-Mais oui. Evidemment. Tu fais du trafic d’amanites phalloïdes, ce qui fait de toi un philanthrope de premier ordre.

-Tu sais très bien ce que je veux dire !

-Alors je vais te raccompagner gentiment à ta cellule qui semble déjà te manquer terriblement…

-Oh ça va, ça va ! Je le ferai, mais seulement si j’ai carte blanche sur les moyens employés !

-S’il n’y a que ça… Ecoute bien maintenant ce qui va suivre… »

L’épicier énuméra scrupuleusement les moindres habitudes de la potarde, du lever du soleil jusqu’à la tombée de la nuit, les gens qu’elle fréquentait, les lieux qu’elle visitait. Anagallis gravait tout dans sa tête à mesure que les détails s’égrenaient. Licorne n’avait pas fini son exposé que l’ex-trafiquant de champignons sourit et dit :

« Je sais déjà où cette fille sera ce soir.

-Comment est-ce possible ? Même moi je ne sais pas où elle peut être en ce moment !

-C’est parce que tu n’as jamais daigné t’intéresser aux champignons. Bonsoir, patron ! »

La silhouette d’Anagallis sembla couler littéralement de sa chaise à la porte, laissant l’épicier tout seul avec sa perplexité.

***

Anagallis arpentait la forêt presque à quatre pattes, pour ne pas perdre des yeux les précieux scarabées affairés qui le mèneraient à coup sûr aux plus beaux champignons de la forêt. 

Si Cynara était bien la potarde astucieuse dépeinte par l’épicier, elle ne pouvait que s’être rendue par cette belle soirée à la cueillette aux morilles…Il avait bruiné toute la journée, c’était le moment idéal!

Voilà. Nous y sommes.

Anagallis resta encore un peu le nez dans l’herbe humide tandis que la procession de coléoptères se dispersait. Il avait vu juste.

Cynara Des Astres était adossée contre un tronc creux non loin de là.

Mais bizarrement, elle semblait guetter quelqu’un…

Tant pis. Il n’allait pas attendre qu’un importun la rejoigne pour faire ce qu’il avait à faire.

« Bonsoir, Mademoiselle. »

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