Actualités, Fiction

Guerre et Pots

Illustration de Cloée Hareau

Episode IV

SCROCHSCROCHSCROCHSROCHscrochscrochscrochscrochscroch…

A l’heure où les enfants rêvaient encore de drakkars volants, les hommes du Valhalla et les femmes de conquêtes militaires, Cynara avait troqué oreiller moelleux contre pilon et mortier. A ses côtés, Celsius égrainait machinalement, d’un coup de griffe délicat, des petites baies rouges chatoyantes.

« Courage, Celsius ! On a presque fini ! Passe-moi le petit sac en cuir, là…

-Grmblr nirmrgggrrrr….

-Tu ne crois pas si bien dire, c’est toi qui vas le faire !

-GGGRWWHAT ????

-Je n’ai pas le choix, si je ne me trouve pas dans l’assistance au moment de l’exécution… tout le monde risque de nous soupçonner de quelque chose !

-Rrrahhhh…prra frooooo… »

Cynara déversa le contenu de son mortier dans la petite bourse en cuir ; au moment où elle en resserra les cordons, quelques cristaux blancs se perdirent dans les fentes de la table.

« Enfile ta cape, Celsius, et n’oublie pas le petit sac ! Tu sais ce qu’il te reste à faire… »

***

Imaginez une petite place encombrée de braves vikings agglutinés autour d’un fût de bière. Il faisait chaud, TRES chaud, la sueur perlait sous les casques mais n’entamait en rien la bonne humeur des guerriers. A cette foule se mêlaient également des femmes et des enfants heureux comme un jour de banquet, le cordonnier, le boulanger, le boucher, Gossypol le forgeron et, bien sûr, l’épicier Eggward.

Eggward Licorne était l’homme de toutes les situations, et avait, à ses débuts de commerçant, tiré le village d’un bien mauvais pas. Alors que la précarité frappait à toutes les portes, il avait ramassé la longue corne spiralée d’un vieux cétacé échoué et l’avait exposée dans son échoppe. Jusqu’au jour où un étranger le supplia de la lui vendre, à n’importe quel prix ! Un appendice si étrange ne pouvait que posséder des vertus magiques… Ce n’était tout de même pas de sa faute à lui, Eggward, si les gens des îles du Sud étaient tous plus crédules les uns que les autres !

Et puis…

 Le client est toujours roi, non ?

 Aussi négocia-t-il la fameuse défense de narval contre une somme d’argent qui renfloua durablement les caisses du village. Fort de son succès, il continua de récupérer ces longues spirales d’ivoire et de les vendre sous le nom de « Corne de Licorne ». (Et ce n’était pas non plus de sa faute si des imbéciles prétendaient au-delà des frontières que la corne de Licorne poussait sur la tête des chevaux !)

Une telle réussite le propulsa évidemment au rang de notable du village, ce qui l’amena à créer un autre concept : celui du monopole de l’épicier. Plus de concurrents sur le marché de la soupe de tortue lyophilisée, ni sur celui du poil à gratter !

Et pourtant…

Cet empire qu’Eggward avait mis dix ans à construire se voyait aujourd’hui menacé.

Par cette fille.

Cette Cynara venue d’on ne sait où, qui prétendait vendre des herbes de meilleure qualité que les siennes et guérir les gens, chose que la loi locale interdisait fermement aux épiciers !

Il avait entendu parler de ces potards, de plus en plus nombreux sur le continent. Et il sentait que les affaires pourraient en prendre un coup… Bah, il suffirait de colporter quelques ragots mensongers que tout un chacun goberait sans peine ! Les villageois se méfiaient déjà de cette fille que le Grand Epicier évoquait avec mépris sous le nom de « sorcière » …

***

Il était midi pétante, lorsque les villageois commencèrent à se masser de façon plus ou moins organisée autour d’un piquet planté au sol. Les rires firent alors place à un silence glaçant.

La silhouette trapue du Suédois fit son apparition, tenant dans sa main gantée de cuir non pas sa hache habituelle, mais une longe au bout de laquelle trottinait une chèvre d’un blanc immaculé.

A sa seule vue, Ginger, qui se trouvait dans l’assistance à côté de Skron, s’effondra.

Les apprentis geôliers firent également leur entrée, chacun tenant Billy par un bras. Ce dernier fut assis de force par terre, le torse ligoté au piquet et les pieds mis à nu. Cynara, qui avait rejoint l’attroupement depuis peu, regarda Skron, qui soutenait tant bien que mal une Ginger éplorée ; puis elle s’assura du coin de l’œil qu’une petite patte violette et griffue perdue sous une immense cape subtilisait une bourse accrochée à la ceinture du bourreau pour la remplacer aussitôt par le petit sac identique qu’elle avait préparé quelques heures auparavant…

Le bourreau, qui ne s’était aperçu de rien, commença son office et prit la parole :

« Nous voici réunis ici en ce jour au nom de la Justice : Billy Jusquiame, pour avoir défié le Seigneur des Terres Moisies, notre protecteur, tu es condamné à périr de rire en te faisant lécher les pieds par une chèvre ! »

Pieds qui seront d’abord recouverts de sel pour appâter la chèvre… quelle bonne idée j’ai eue d’en faire venir de Comorgue, Le Suédois est devenu un client fidèle depuis que je lui en fournis pour de telles occasions, pensa Eggward avec délectation.

Le bourreau lâcha en effet la longe de la chèvre pour extirper de sa ceinture ce qui devait être son sac de sel. Avec la chaleur qu’il faisait, il n’avait même pas besoin de cracher sur les pieds du condamné pour coller les cristaux salins, la sueur suffisait amplement !

Une fois la besogne terminée, les gants encroûtés de cristaux blancs, Le Suédois se tourna vers la chèvre et lui dit :

« Va, Biquette, fais ton devoir ! »

Les enfants enfouirent leurs visages dans les tabliers de leurs mères, les hommes détournèrent les yeux et les femmes regardèrent la scène en serrant les mâchoires.

Et Biquette fit son devoir.

A grands coups de langue tiède et pointue, remontant des talons à la pointe du gros orteil, la chèvre justicière lapait la croûte de sel sans se soucier le moins du monde des rires désespérés qui déchiraient la gorge de Billy…

Jusqu’à ce que Biquette se recule précipitamment des pieds suppliciés, se roule par terre en crachant et léchant le sol, puis pousse des bêlements de détresse, la bave à la bouche.

« Odin refuse ce châtiment !

-Billy est libre ! »

La foule en liesse se bousculait pour détacher le fermier, complètement hébété, tandis que le bourreau se tenait prostré à côté de sa chèvre.

« Mais…Biquette…qu’est-ce qui t’arrive, ma Biquette ? C’est le sel qu’était pas bon ? Je vais démembrer c’t’épicier de malheur qui me l’a vendu, c’est moi qui te le dis !!! »

Discrètement, tout en rejoignant Skron, Cynara fit tomber de sa poche un glaçon dérobé dans la glacière troglodyte du village, que la chèvre s’empressa de suçoter avec soulagement. (Chers amis des bêtes : l’auteure tient à préciser qu’aucun animal n’a été maltraité pour les besoins de ce feuilleton)

Ginger accourut à la rencontre de la potarde, en tenant son mari par la main.

« N’est-ce pas merveilleux ? Mon fils se rétablit et mon mari est gracié par les dieux ! Nous sommes bénis !

-J’suis ben content de pas être mort de rire, mais bon, ah ! c’que la langue de chèvre est râpeuse ! j’ai les pieds qui brûlent…

-J’ai toujours sur moi un baume de souci officinal, pour apaiser les brûlures et les plaies, intervint Cynara…il est à vous ! Appliqué entre deux bains de pieds glacés, ça règlera le problème en quelques jours.

-Merci pour tout, Mademoiselle Des Astres ! vous êtes une formidable magicienne ! s’exclama Ginger en repartant. »

Skron ne bougeait pas, mais fixait Cynara avec un sourire en coin.

« Skron ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?

-Parce que vous n’avez absolument pas sauvé la vie de ce fermier, ni entaché la réputation de l’épicier, ni empoisonné la chèvre de mon père…je continue ?

-Vous avez absolument raison : je n’ai rien fait du tout !

-Dans ce cas, je pense que Celsius aura mérité un bon repas pour n’avoir rien fait non plus avec brio.

-Vous…vous ne m’en voulez pas trop pour… ce que j’ai fait à Biquette ?

-Vous serez toute pardonnée si vous me dites par quoi vous avez remplacé le sel ! 

-Hum…la forêt est envahie d’Arum maculatum en cette fin d’été. Cette plante fait de très belles baies rouges qu’il serait imprudent d’ingérer, sous peine d’avoir la bouche abrasée par les cristaux blancs et pointus d’oxalate de calcium dont elles sont gorgées… »

Les deux jeunes gens riaient si fort qu’ils ne s’aperçurent pas qu’Eggward Licorne se tenait non loin d’eux, ne perdant pas une miette de leur discussion.

Leave a Reply

shares